Il est assez habituel d’attribuer à l’anarchisme la croyance en une « nature humaine » originairement solidaire, qui prédisposerait les individus à vivre dans un type de société où régneraient la justice sociale et la liberté entre égaux, une nature qui aurait été corrompue par une société inégalitaire où la domination des puissants fait régner l’exploitation et la misère sur le grand nombre.
Mais cette vision n’est que la projection sur l’anarchisme des idées de ceux qui pensent que la société est impossible sans contrainte et châtiment, parce que l’être humain est naturellement égoïste et enclin au mal.
Une « nature humaine » en tant qu’essence de l’homme est étrangère à l’anarchisme qui s’inscrit dans le champ des valeurs, non pas dans ce qui est mais dans ce qu’il faut construire.
"Pourquoi avons-nous ressenti le désir de préparer un numéro de Réfractions sur « la Nature Humaine » ? Peut-être parce que notre époque nous le sollicite à travers de multiples indices que la raison ne perçoit encore qu’obscurément. Peut être parce qu’il y a des fissures qui bougent dans l’imaginaire collectif, et que l’ancien repoussoir de la « nature humaine », au service du pouvoir politique pendant des siècles, commence à être examiné de manière critique.
Le pape Innocent III, image de l’absolutisme de l’Église médiévale, proclama : « l’homme est de la saleté ; il est faible et instable, donc il doit être dirigé par de fortes autorités. » L’Occident chrétien avait déjà scellé la condition humaine. Corrompu par la désobéissance, souffrant « en ses membres toutes les révoltes de la concupiscence », il « devait être frappé d’un juste arrêt de mort. Coupable et puni, les êtres qui naissent de lui, il les engendre tributaires du péché et de la mort », écrit saint Augustin.
Au tournant du XVIIe siècle, quand les assises de la société reviennent entre les mains des humains, même si ce retour ne repose que sur un pacte fictif, « l’état de nature » est présenté comme un scénario violent où les hommes ne sont préoccupés que par leur propre survie, et où « chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre »2. « Car, aussi longtemps que chacun conserve ce droit de faire tout ce qui lui plaît, les hommes sont dans l’état de guerre ». La solution pour vivre en paix consiste, alors, à ériger un pouvoir tellement grand et puissant qu’il puisse exiger la soumission de tous à une seule volonté.
Dans les premières années du siècle dernier, Freud conçut le mythe du Père de la horde primitive : un homme « violent, jaloux, gardant pour lui toutes les femelles et chassant ses fils à mesure qu’ils grandissent »4.Mais les fils se concertent, se révoltent, tuent le Père et le dévorent. De cet « acte mémorable et criminel » naissent la société et la civilisation quand les fils pris de culpabilité et de remords se soumettent à l’autorité du Père mort et acceptent à son égard une « obéissance rétrospective ».
La « nature humaine » se promène dans ce Théâtre du crime, de la concupiscence, de l’Autorité nécessaire et de la soumission volontaire. En coulisse, Rousseau avec son « bon sauvage » apparaît bien seul.
Imprégné de cette idéologie depuis la naissance, l’homme de la rue qui ne veut pas savoir ce qui ne le regarde pas, si, par hasard, il entend parler d’une société sans domination, sans État, se dit : « Ces anarchistes doivent croire que la nature de l’homme le porte à la gentillesse, au respect de l’autre et à la solidarité. »Autrement dit, il conclut que ces « terroristes angéliques », un peu naïfs un peu fous, doivent penser que les humains sont bons par nature pour pouvoir vivre sans tutelle, sans une autorité qui modère ces mauvais penchants. Et on entend toujours cette rengaine qui accuse les anarchistes de « rousseauisme ».
Dans ce contexte, dire que la volonté de contrer, voire d’éliminer, les propositions théoriques et pratiques de l’anarchisme accompagne toute son histoire, ne revient, bien sûr, qu’à affirmer une évidence incontestable."
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Sommaire
- La nature humaine, un concept excédentaire dans l’anarchisme Tomás Ibáñez
- Repenser les rapports homme/nature. Pour quelle politique ? Monique Rouillé-Boireau
- Les « fils de la terre ». L’homme et l’anarchie Daniel Colson
- Civilisés, barbares, sauvages... et anarchistes ? Alain Thévenet
- La condition humaine entre diabolique et symbolique. Une lecture de Proudhon Edouard Jourdain
- Bakounine, Carl Schmitt et le mythe de la bonne nature Jean-Christophe Angaut
- Le pari de la nature humaine. Ce que peut nous apprendre Kropotkine Renaud Garcia
- Un dialogue sans prétentions Eduardo Colombo Jorge A. Colombo
- La violence dans les gênes ? René Fugler
- Nature et politique. Quelques clarifications Fabrice Flipo
TRANSVERSALES
La révolte de Can Vies : un « effet » né pour durer Vito Esposito
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