Les gars partent au travail dans le noir, reviennent chez eux dans le noir. La plupart à bicyclette. Roue dans la roue, chacun suit la lumière de l’autre. Qu’il vente ou qu’il pleuve, la file des ouvriers s’étire par paquets sur le chemin de l’usine. Plus nombreux qu’au tour de France, ils viennent de partout, des villages avoisinants, des cités ouvrières, parfois ils font plus de vingt bornes. Ils avancent sans forcer, en peloton, une cagoule ou un béret vissé sur la tête, le casse-croûte – une boîte de sardines, un reste de repas dans la gamelle, une tablette de chocolat, du pain bien sûr et leur boisson – le tout calé dans le sac à dos.
Les musettes de couleurs bougent au rythme des coups de pédales et des déhanchements. Les plus riches roulent à mobylette, raides comme la justice. Quelques-uns viennent à solex, emballés dans une pèlerine, ils pédalent dans la montée du canal, un faux plat à l’entrée de Talange, direction la rue de l’Usine. Les gars franchissent le portier, c’est là que mon père travaille. Dans « son usine ». Elle ne lui appartient pas, bien sûr.
Pour l’heure, ces usines, « nos » usines, si elles crachotent encore, crachotent de moins en moins, rongées par le cancer des fermetures. Et, peu à peu, l’évidence, douloureuse, se fait jour. Les hauts fourneaux ne repoussent pas !